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Où vivrons-nous demain ?

Hommage à Michel Ragon par Mélina Ramondenc

L’article qui suit, paru dans le journal de l’exposition Conquêtes Spatiales (CAUE de Haute-Savoie) rend hommage à l’œuvre singulière de cet éternel curieux :

Où vivrons-nous demain ? Avec cette question simple, Michel Ragon entame en 1963 un long travail de médiatisation et de publication d’une architecture de recherche, expérimentale, qu’il qualifie bien vite d’architecture prospective. L’exposition Conquêtes spatiales emprunte son sous-titre à cet auteur prolixe, longuement cité ci-après, et rend hommage à son œuvre singulière qui éclaire un pan de l’histoire récente. 
Au fil de ses ouvrages, ce critique d’art puis d’architecture autodidacte piste le futur. Témoin attentif de l’émergence de nouvelles manières de penser et de représenter l’architecture dans une société dont il constate les profondes mutations, il en devient rapidement un protagoniste incontournable en fédérant des architectes, des artistes, des ingénieurs, des sociologues, des scientifiques… : des chercheurs issus de champs disciplinaires très divers, qui cherchent tous à modéliser, à prévoir, à projeter la ville et l’habitat du futur. Le Groupe International d’Architecture (GIAP), qu’il fonde en 1965, s’apparente davantage à un réseau qu’à un réel espace de collaboration. Mais il rassemble des pratiques très différentes autour un discours collectif, qui permet aux membres du GIAP de parler d’une seule voix dans une période d’agitation intellectuelle et de débats tumultueux. En homme médiatique, Michel Ragon organise la diffusion des travaux des prospectifspar le biais d’articles, d’ouvrages, d’interventions télévisées, d’exposition, de conférences… 
Près de quinze ans après la parution de son premier ouvrage sur cette « architecture de recherche jusqu’alors clandestine et pratiquement inconnue »[1], il publie le troisième tome de l’Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme moderne dont il a entrepris l’ambitieuse écriture. 
Intitulé Prospective et futurologie, ce dernier opus, qui devait faire entrer le moment prospectif dans l’histoire de l’architecture, contribue paradoxalement à l’en effacer. En le circonscrivant, ce texte referme ce qui sera perçu dès lors comme une parenthèse plus fantaisiste que fantastique. Dès 1973, l’historien et critique de l’architecture italien Manfredo Tafuri se faisait le plus célèbre fossoyeur de cette « néo-avant-garde » [2]architecturale. Aux yeux de ce marxiste convaincu, la technophilie sans réserve et l’apolitisme revendiqué des membres du GIAP disqualifiaient fatalement leurs recherches. Trente ans plus tard, la circonspection restait de mise, ainsi que l’écrivait l’historienne Dominique Rouillard (p.8) qui pointait « l’extravagance facile des projets imaginés »[3] dans son ouvrage paru en 2004 : Superarchitecture : le futur de l’architecture, 1950 -1970. Mais tandis que la profession architecturale, embarrassée, détournait le regard de cet héritage, le milieu de l’art contemporain[4]  lui découvrait un grand intérêt. Ainsi, à l’aube de cet an 2000 qui avait stimulé l’imaginaire des prospectifs, tout une production d’architecture de papier était reconsidérée par des institutions naissantes, comme le Frac Centre Val-de-Loire, qui constitua alors une collection extraordinaire présentée dans ce journal par son directeur, Abdelkader Damani (p.13). Au terme de leurs carrières, les créateurs de ces projets désormais qualifiés d’« expérimentaux » ou d’« utopiques » sont aujourd’hui sollicités pour raconter cette « parenthèse enchantée »[5] qui fascine à nouveau, comme l’évoque Claude Costy (p.4).Leurs témoignages sont précieusement recueillis, notamment par la caméra du documentariste Julien Donada qui capta le récit de l’accrochage de la bulle-pirate de Marcel Lachat. [6] Cette mise-à-jour d’une histoire de l’architecture encore très récente s’appuie enfin sur des histoires locales, dont la mémoire est encore vive. Ainsi Maïlis Favre décrit-t-elle l’insoutenable légèreté d’une bulle, dont la construction déchira la petite commune de Douvaine (Haute-Savoie) (p.7)
Cette reconnaissance tardive s’accompagne naturellement du souci de préserver les rares manifestations bâties de cette prospective architecturale, qui s’est matérialisée dans des prototypes et des édifices expérimentaux ou manifestes souvent fragiles. La patrimonialisation de cette production, pensée pour être évolutive et vivante, ne va pas sans poser des questions nouvelles, identifiées par Eve Roy (p.10). Que doit-on préserver : l’esprit de liberté et de spontanéité qui a présidé à la fabrication de cette architecture, ou le résultat de ces expérimentations, au risque de les figer dans le passé ? 
Le substantif « prospective », popularisé par Michel Ragon, s’est ainsi imposé dans le tournant des années soixante pour devenir le leitmotiv de jeunes architectes qui se projetaient vers l’an 2000. La popularité de cette expression en faisait alors un argument marketing commercial, qui fût même utilisé pour vendre des brosses à dent « brospective » comme s’en amusait le critique[7]. Si le succès pour le terme ne s’est pas démenti, force est de constater que le rapport au futur s’est considérablement transformé aujourd’hui. Face à l’urgence qui semble être la nôtre, la prospective est parfois accusée de différer l’action. En nous proposant une relecture des futurs antérieurs, l’exposition Conquêtes spatiales nous tend un miroir. 
 
[1] Ragon, Michel, Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et futurologie, Tournai, Casterman, 1978, 437 p., p.13.
[2] Tafuri, Manfredo, Projet et utopie de l’Avant-garde à la Métropole, Paris, Dunod, 1979, 175p., p.119
[3] Rouillard, Dominique, Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950 -1970, éditions de la Villette, Paris,  2004, p.11
[4] Outre le Frac Centre Val de Loire, dépositaire des fonds de Jean-Louis Chanéac et Pascal Häusermann, le Centre Pompidou a ainsi intégré dans ses collections des projets de l’architecte Claude Costy.
[5] Saint-Pierre, Raphaëlle, « La parenthèse enchantée des maisons-bulles », Tracés, 17 février 2017, pp.6-11
[6] Outre ce court-métrage sur la Bulle pirate (Petit à petit production, 2007, 5’46 mn) Julien Donada a également réalisé les films suivants :
La Bulle et l’Architecte, VOI Senart, TS Production, France, 2003, 51 mn.
La maison Unal, ARTE France, Les Films d’ici, MCC, le Centre Pompidou – France, 2014, 26 mn.
Les visionnaires de l’architecture, Petit à petit production, 2013, 71 m (supplément : La bulle pirate)

 

Publié le 23 juin 2021

Mis à jour le 23 juin 2021