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Pic de la Mirandole

Le philosophe humaniste italien du 15e siècle s’est fixé pour ambition de comprendre la nature humaine. Curieux, s’inspirant aussi bien d’Aristote que de la Kabbale, il a posé comme principe que l’être humain peut se transformer par la liberté.

Pic de la Mirandole, prince de la Concorde
Article d’Olivier Boulnois, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études.

Sciences Humaines N° 348 - Juin 2022 
 
Le philosophe humaniste italien du 15e siècle s’est fixé pour ambition de comprendre la nature humaine. Curieux, s’inspirant aussi bien d’Aristote que de la Kabbale, il a posé comme principe que l’être humain peut se transformer par la liberté. 
Jean Pic, comte de la Mirandole, portait aussi le titre de « prince de la Concorde ». Ses contemporains se sont plu à l’appeler ainsi, car ce titre évoquait parfaitement sa poursuite de l’harmonie universelle. Toute sa vie, Pic a cherché à accorder ce qui semblait le plus s’opposer : Platon et Aristote, le judaïsme et le christianisme, la philosophie et la théologie, et même la raison et la religion. Mais il l’a fait avec tant d’audace que ses contemporains y ont vu de l’insolence, et qu’il n’a récolté que l’échec et la condamnation.
Rien ne laissait prévoir le destin philosophique de Giovanni Pico della Mirandola. Né le 24 février 1463 au château familial de la Mirandole (près de Modène, en Italie), Pic possède par la naissance tous les traits de l’homme idéal de la Renaissance : la noblesse, la richesse, la beauté, et même le génie, reconnu comme tel par ses contemporains. Enfant précoce, il entame ses études de droit à 14 ans à Bologne, et les achève à 16. Aussitôt, il se prend d’une véritable boulimie de savoir, et cherche à acquérir une forme de science universelle : entendons par là, dans l’esprit des universités médiévales, la connaissance de tous les textes qui contiennent une étincelle de savoir sur la nature et sur l’homme.
Dans ce but, pendant sept ans (de 1479 à 1486), il fréquente les plus grands maîtres, à Ferrare, à Padoue, à Florence, à l’université de Paris. Il étudie les lettres et pratique la poésie, apprend – outre le latin qu’il pratiquait depuis l’enfance – le grec, l’hébreu, des rudiments d’arabe, et se fait enseigner le « chaldéen » (l’araméen). Surtout, en 1484, il devient le disciple et l’ami de Marsile Ficin, le grand refondateur du platonisme, qui traduisait et commentait Platon, mais aussi des textes hermétiques et des auteurs néoplatoniciens comme Plotin. Il fait alors partie de l’« Académie platonicienne » de Florence, sous l’égide de Laurent de Médicis (dit « le Magnifique »). Il se sert de sa fortune pour se constituer l’une des plus belles bibliothèques de l’époque, et absorbe avec une rapidité stupéfiante d’innombrables connaissances. Il ne faut pourtant pas l’imaginer comme un rat de bibliothèque ; ses biographes les plus pieux ne peuvent dissimiler un scandale : de passage à Arezzo, Pic a « enlevé » la belle Margherita, épouse d’un lointain cousin des Médicis. Rapt ou fugue ? En tout cas, l’histoire a mal fini : les troupes du mari l’ont rattrapé, blessé ; elles ont tué six de ses hommes et ramené l’épouse au domicile conjugal.
Une kabbale chrétienne
Contrairement à l’humanisme purement littéraire, et même s’il s’exprime toujours avec éloquence, Pic a toujours maintenu qu’il faut défendre la dignité de l’homme avec des concepts rigoureux. C’est l’objet de sa lettre à Ermolao Barbaro. Il y plaide en faveur du « style parisien », c’est-à-dire du style « scolastique » (universitaire), plus sec, hérissé de mots techniques et structuré par la logique : « Nous n’attendons pas les applaudissements du théâtre par une clausule sonore ou mesurée ; (mais) qu’on nous admire pour notre sagacité dans la recherche, notre prudence dans l’investigation, notre finesse dans la contemplation, notre pondération dans le jugement » (Lettre à Ermolao Barbaro, Sur le style des philosophes, 3 juin 1485). L’humanisme ne peut se contenter de belles phrases ; il doit se fonder sur la nature des choses, donc sur la rationalité scolastique ; il ne peut pas réussir en lui tournant le dos. Le traité L’Être et l’Un est d’ailleurs un véritable traité de métaphysique, où Pic résout la contradiction entre le néoplatonisme, pour qui l’unité est divine et transcendante, et l’aristotélisme, pour qui l’unité est immanente aux choses, car tout ce qui est est un.
Comme beaucoup de néoplatoniciens de la Renaissance, Pic puise dans les savoirs magiques et religieux. L’une de ses principales originalités est d’avoir scruté les mystères de la Kabbale (une interprétation ésotérique de la Bible hébraïque, orientée vers une compréhension mystique). Il y voyait la clé d’une révélation religieuse, la trace enfouie d’une annonce du Christ et la voie d’une union mystique avec Dieu. Ce que Pic théorise et pratique, c’est donc une Kabbale chrétienne.
En 1486, il tente une opération intellectuelle sans équivalent dans l’histoire : rassembler l’essentiel du savoir en 900 « conclusiones » (thèses), qu’il qualifie lui-même de « philosophiques, cabalistiques et théologiques » (l’adjectif « cabalistiques » est évidemment inhabituel, surtout au 15e siècle). Le nombre 900 est lui-même cabalistique : c’est le nombre de la totalité. Toutes ces thèses tentent de ressaisir une sagesse originaire (la « prisca philosophia », la philosophie primitive), dont chaque culture, chaque religion et chaque philosophie auraient recueilli une étincelle. Retrouver ces thèses, c’est rétablir l’unité du genre humain, sur la base d’une vérité unique, qui est à la fois la vérité que scrute la raison et celle que proclame la foi chrétienne, mais démultipliée en 900 facettes. À travers cette grande dispute, c’est donc la paix entre les hommes que Pic recherche. Âgé de 23 ans seulement, il se propose tout simplement de refonder la pensée occidentale et la société chrétienne !
Fidèle à la tradition universitaire, Pic rend ces thèses publiques afin de les soutenir lors d’une dispute ouverte à tous, dans la ville de Rome, centre de la chrétienté, et en présence du pape. Mais, grâce à une innovation technique récente (la Bible de Gutenberg date de 1455), il les fait d’abord imprimer pour faciliter leur diffusion. De surcroît, il offre le voyage à tous ceux qui viendraient de loin disputer avec lui. Pour ouvrir la session, il rédige d’ailleurs un superbe discours, qui sera publié après sa mort par son neveu Jean-François Pic. Le Discours sur la dignité de l’homme, dans lequel sont exposés les mystères de la philosophie sacrée et de la philosophie humaine se présente comme une « concorde », une conciliation de la raison et de la religion. On y a vu, à tort et à raison, l’acte de naissance de l’humanisme de la Renaissance. À tort, parce que Pic se plaçait dans une tradition déjà longue de traités sur la dignité de l’homme (dès Bartolomeo Fazio, Sur l’excellence et la préséance de l’homme, 1447-1448). À raison, parce que jamais cette dignité n’avait été fondée aussi radicalement sur une anthropologie philosophique.
Pic commence par citer l’Asclépius (un ouvrage « hermétique » du 1er siècle avant ou après notre ère, ainsi nommé parce qu’il se présente comme la révélation du dieu Hermès à son disciple Asclépios) : « C’est un grand miracle, ô Asclépios, que l’homme » ; la nature humaine est plus admirable que toutes les autres, et la source de cette dignité réside dans sa liberté.
Ange ou bête
Contrairement à ce que disent certains interprètes, Pic ne prétend pas que la nature humaine n’existe pas (ce qui rendrait impensables les relations entre la nature et l’homme), ni que l’homme est guidé uniquement par sa volonté et ses désirs (ce qui rendrait impossible toute morale). Il soutient que la nature de l’homme est la liberté, ce qui est bien différent. C’est ainsi, dit Pic, que Dieu a parlé à Adam : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. » L’homme ne naît pas achevé, mais c’est à lui de choisir ce qu’il deviendra. Cela signifie d’abord que l’homme n’a pas de nature fixe, contrairement à tous les autres êtres, qui sont déterminés par leur espèce. Cela signifie aussi qu’il peut parcourir l’échelle des êtres : il peut se faire ange ou bête, tomber au plus bas ou monter au plus haut, et en cela il est meilleur qu’un ange, car celui-ci est fixé dans sa nature, il n’a pas de mérite à être ce qu’il est. Mais cela signifie surtout qu’il existe une échelle objective du bien et du mal, sans quoi dire que l’homme s’élève ou s’abaisse n’aurait aucun sens.
Pic ravive donc une longue tradition théologique, qui affirme que l’image de Dieu en l’homme n’est pas dans la raison, mais dans le libre arbitre (Irénée de Lyon, Bernard de Clairvaux, Duns Scot, etc.). Il renouvelle ainsi la doctrine du microcosme : l’homme est un petit monde, il peut considérer en lui-même l’image du grand monde qu’il contemple hors de lui, car il est composé de tous ses éléments. Son libre arbitre est le propre de l’homme, ce qui lui permet d’atteindre le plus haut niveau par sa liberté, et de parvenir ainsi à la félicité (un bonheur calme et durable). En plaçant ce Discours en préambule de la grande dispute qu’il appelle de ses vœux, Pic veut précisément être celui qui montre aux hommes, dispersés dans le multiple, et discordants par leurs positions philosophiques, comment ils peuvent revenir à l’unité, et avant tout à l’union avec Dieu.
Mais terminer son discours par : « J’ai eu pour principe de ne jurer sur la parole de personne, de me fonder sur tous les maîtres en philosophie, d’examiner toutes les positions et de connaître toutes les écoles » pouvait indisposer des maîtres moins savants. Certaines thèses étaient tout simplement incompréhensibles pour beaucoup d’entre eux. D’autres thèses, qui reposaient sur une culture théologique rare, semblaient hérétiques. Enfin, le recours à la Kabbale semblait donner trop d’autorité au judaïsme, car les autorités chrétiennes craignaient que le judaïsme ne retournât les arguments de Pic contre la foi chrétienne. Une commission pontificale fit donc interdire la dispute. En 1487, Pic est obligé de rétracter treize propositions jugées hérétiques. Il cherche alors à défendre ses thèses dans la principale université du monde chrétien, celle de Paris. Mais en 1488, poursuivi par la condamnation pontificale, il est arrêté, incarcéré à Vincennes, et doit renoncer à son grand rêve.
La volonté humaine et la volonté divine
Libéré grâce à Laurent le Magnifique (surnom donné à Laurent de Médicis, prince de la République de Florence), il est accueilli par lui dans la cité toscane. C’est là qu’il passe les dernières années de sa vie, travaillant comme un forcené à de nombreux ouvrages. Ses travaux, consacrés notamment à l’exégèse des psaumes, ne sont pas une rétractation de son œuvre antérieure. Ils s’efforcent plutôt d’intégrer l’essentiel de sa réflexion sur la liberté au sein de la sagesse chrétienne. Car l’exaltation du libre arbitre, selon le Discours sur la dignité de l’homme, a bien sûr ses lettres de noblesse chez les Pères grecs, mais elle pose problème dans la tradition latine : Augustin, en accentuant le péché originel, soulignait que l’homme ne peut rien sans la grâce de Dieu. Pic de la Mirandole va donc approfondir peu à peu le rôle de la grâce au cœur de la liberté humaine. Sans jamais renier le primat de la liberté, il insiste davantage sur l’idée qu’elle repose sur l’union de la volonté humaine à la volonté divine. Cette attitude est donc parfaitement cohérente avec une critique rigoureuse de l’astrologie, dans une discussion qui traque ses incohérences, et maintient que les astres ne peuvent pas influer sur nos choix (Disputationes adversus astrologiam divinatricem).
De façon mystérieuse et symbolique, Pic de la Mirandole meurt le 17 novembre 1494, le jour même où le roi de France, Charles VIII, s’empare de Florence. Des chroniqueurs laissent entendre qu’il a été empoisonné par son secrétaire. L’idée semblait trop romanesque pour être vraie, jusqu’en 2018, où ses restes ont fait l’objet d’une analyse médico-légale : on y a trouvé une dose massive d’arsenic.
Il laissait la plupart de ses œuvres à l’état de manuscrits, mais elles ont été publiées par son neveu Jean-François Pic en 1496.
À LIRE
  • Œuvres philosophiques
    Édition et traduction par Olivier Boulnois et Giuseppe Tognon, Presses universitaires de France, 1993 (contient le Discours sur la dignité de l’hommeL’Être et l’UnLa Lettre à Ermolao Barbaro sur le style des philosophes, etc.).
  • Commento
    Édition et traduction par Stéphane Toussaint, L’Âge d’homme, 1989.
  • Les 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques
    Édition critique et traduction par Delphine Viellard, Les Belles Lettres, 2017.
  • Disputationes adversus astrologiam divinatricem
    Édition Eugenio Garin, Vallecchi, 2 vol., 1946 et 1952.
 
 
 

Publié le 23 mai 2022

Mis à jour le 23 mai 2022